Quand je m'étais penché il y a quelques semaines sur le grand et passionnant projet multimédia "United States" de Laurie Anderson, j'avais causé d'à peu près tout ce qu'a été sa carrière entre 1980 à 1984 en omettant cependant un petit quelque chose que je m'étais alors promis d'évoquer plus tard. Ce détail, c'est son deuxième album, sorti en 1984 et intitulé "Mister Heartbreak." Ce n'est pas tant que l'album en lui même soit un chef d'œuvre en péril, bien au contraire. Tentative d'aller vers plus d'efficacité que sur "Big Science", il reste un ensemble hétérogène et entrecoupé de passages profondément inutiles. Mais il contient un morceau un peu spécial, un véritable voyage coloré et magique qui s'appelle Sharkey's Day. Cette chanson vaut tout l'or du monde. Et il vous la faut ce matin.
A chaque fois, c'est la même chose. J'écoute Sharkey's Day, je me demande toujours comment ce morceau a pu être enregistré, composé, même conçu intellectuellement. Il repose, certes, sur deux accords principaux avec de minimes variantes et une mélodie pas bien développée, mais tout ce qui le rend si unique et puissant, ce sont ses arrangements, ses détails, son fourmillement sonore qui traverse chaque seconde pour en faire un tout dense, complet, qui avance invariablement de surprise en surprise, tant et tant qu'on semble y découvrir quelque chose de nouveau à chaque fois. Le mariage semble forcé et agaçant : des guitares douces noyées dans la réverbération, des claviers qui irradient de lumière, de la distorsion au maximum sur un violon, des percussions un peu tribales, des trompettes limite reggae, des bruits de la foret, des chœurs féminins qui chuchotent sur le refrain. Mais miraculeusement, ce mélange entre l'électronique et l'organique qui aurait pu paraitre prétentieux et vain donne quelque chose d'autre, de la musique-poésie, qui va et vient, non sans humour, d'un passage à un autre comme on va d'un lieu à un autre pendant la journée. Et cette longue progression, on la fait avec Sharkey, ce personnage étrange, quelque part entre un Dieu et un employé de bureau, pendant que Laurie Anderson, narratrice omnisciente de ce monde qu'elle a créé avec quelques notes, nous déverse dans son style parlé-chanté unique un collage de phrases naïves. Il suffit d'un "Sun's coming up/Like a big bald head/Poking up over the grocery store" en introduction pour que tout se tienne, que le soleil se lève vraiment. Et il y a dans la manière dont elle dit "You know ? They're growing mechanical trees/They grow to their full height and then they chop themselves down" un je-ne-sais-quoi de mélancolique, de drôle, qui fascine. Sharkey's Day n'est pas triste et n'est pas joyeuse non plus. "I turn around, it's fear/I turn around again, and it's love". Sharkey's Day est.
(Le très bon clip coloré de Sharkey's Day - dont l'inconvénient est de présenter une version beaucoup trop courte du morceau. Nous vous conseillons une première écoute avec l'original de plus de sept minutes dans le player à gauche)
Il y a un moment en particulier qui me marque à chaque fois, qui mérite mon attention la plus complète pour ne pas en perdre une miette. Vers la fin, après un autre refrain, les percussions s'arrêtent un instant, les instruments semblent reprendre leur respiration, et Laurie Anderson lance mystérieusement "Ah! ah! ah!/You've already paid for this !/Listen to my heartbeat !" avant qu'un bruit inconnu vienne exploser aléatoirement à vos oreilles pendant quelques instants. Maintenant que j'y pense, c'est peut être ça. Sharkey's Day, c'est le cœur de Laurie amplifié qui fait le plus beau des raffuts.
Emilien Villeroy
Oh putain, c'est immense ! Tu m'avais un peu paumé avec ton truc sur United States, mais ça, damn it !
RépondreSupprimerAhah, je m'y attendais pas, mais ça me fait plaisir que tu aimes!
RépondreSupprimerTip top !
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