Raymond Scott, accompagné de son “Quintette”, pourrait bel et bien évoquer l’une des multiples formations jazzy classieuses, animant les soirées guindées au sommet des gratte-ciel New Yorkais dans les années 30. Costumes impeccables, cheveux gominés, contrebasse jouée au doigt, trompettes, saxophones et batterie aux rythmiques saccadées et complexes, voilà l’apanage des éternels crooners du soir. Cependant, Scott s’inscrit dans une toute autre dimension. Ses compères et lui-même interprètent des morceaux issus de sa propre composition, et insufflent dans ces sphères de bonne conduite et de retenue que sont les ambiances prestigieuses des mondanités, un visage d’humour et de légèreté. En effet, à défaut de pouvoir trouver la moindre lourdeur, la bonne humeur s'affiche immanquablement, avec de petites mélodies jouées à la trompette, à la clarinette, au kazoo, et j’en passe. Cependant, si les instruments à vent sont largement utilisés (ce qui tombe sous le sens), la batterie n’est pas en reste, avec une multiplicité de cymbales, de toms, et même une petite cowbell. Cependant, légèreté ne rime pas toujours avec simplicité, et c’est flagrant chez Scott. Les compositions sont extrêmement complexes, et lui et son quintette se positionnent en maîtres incontestables de la variation inattendue, du changement de rythme insoupçonné.
C'est, entre autre, ce qui fit que Scott eut une influence de premier ordre, sur la bande son des cartoons de la Warner Bros. Carl Stalling (compositeur WB) se laissa séduire par cette alliance du drôle, du loufoque, du rigoureux, et du maitrisé. Accompagnant indirectement bon nombres d’heures de gloire de la télévision américaine aux côtés de Bugs Bunny et de Daffy Duck, les six hommes connurent une relative réussite.
Le premier (et sans doute le plus grand) succès du Raymond Scott Quintette fut Powerhouse, en 1937. C’est d’ailleurs le morceau d’ouverture de la compilation dédiée à l’œuvre de Scott, "Reckless Nights And Turkish Twilights," sortie en 1992. Maintes fois repris et réinterprété, Powerhouse figure même au générique de "Chérie, j’ai rétréci les gosses", pour l’anecdote... Vous pouvez l'écouter dans le lecteur sur votre gauche.
D'autre part, on remarque dans tout l’album une tendance des compositions à être fortement imagées, comme dans The Penguin, exemplaire de clarté et d’humour. Il y a le Pingouin, oui, mais pas que. En plus de renvoyer à la simple considération de ce dernier, le morceau évoque également sa démarche claudicante, ses petits battements d’ailes pour garder l’équilibre, ses trébuchements et autres quasi-chutes, et au final, l’auditeur écoute d’une manière amusée, avec un sourire, et se représente toute la petite scène. D’autres morceaux, tels que War Dance For Wooden Indians, démontrent également l’ampleur des possibilités propres à Scott, quant à la représentation d’une ambiance, d’un moment d’excitation. Vous devriez d'ailleurs regarder cette vidéo, une version alternative par le Quintette extraite du film "Happy Laughing," qui parlera d’elle-même :
Il se dégage aussi de "Reckless Nights And Turkish Twilights" un certain dynamisme. Les breaks, variations et autres changements de rythme viennent mouvementer l’écoute. Savoir ce qui pourrait bien arriver dans les prochaines secondes, quelle mélodie Scott aurait encore bien pu trouver, quel instrument inattendu pourrait venir se greffer à l’ensemble, fait partie du jeu. Mais à ce jeu, l’auditeur perd : très peu de choses s’anticipent. La surprise n’est pas permanente, certes, car les morceaux sont marqués par leur époque, et l’on y retrouve (avec plaisir) des éléments standards, mais de façon récurrente, l’embuscade de la syncope soudaine, du solo surexcité de saxophone qui avait soigneusement masqué son arrivée sont autant de menaces. Le piège est partout, et l’album n’en ressort que plus appétissant, que plus délectable…
D’un point de vue plus général, "Reckless Nights..." ne présente aucune aspérité, tout semble égal, et l’oreille constamment à l’épreuve n’est jamais déçue. Bien sûr, si l’on se dit que le Raymond Scott Quintette est une farce visant à produire de la musique humoristique, en bref, si l’on décide de ne pas prendre l’album au sérieux, chose que l’on pourrait être tenté de faire, même innocemment, alors là oui, les critiques vont pouvoir fuser. Répétitif, ennuyant à la longue, trop entêtant, trop daté… On connaît la liste par cœur. Il me semble, pourtant, que l’entreprise a tout de sérieux, qu’amusante elle n’en demeure pas moins digne d’une écoute attentive, et que si l’on se prend au jeu, on évitera d’être obnubilé tout du long par des arrangements que l’on jugerait clichés, vieillis.
Pourtant, l’œuvre de Scott, on ne saurait le nier, est avant-gardiste et novatrice. Trop frétillante pour être considérée comme jazz crooner, mais trop travaillée et soignée pour pouvoir revêtir la qualification d’easy listening, la musique de Raymond Scott se positionne où nulle autre n’a encore mis les notes. Car, malgré tout, une certaine distinction s'en dégage assurément : de la maîtrise, et le rendu est indéniablement amusant.
Voilà en quelque sorte toute la fascinante et séduisante contradiction du travail scottien.
Mort en 1994 dans un anonymat certain, le même qui l’avait accompagné durant la presque totalité de sa carrière et de son existence, il aura néanmoins apporté sa pierre à l’édifice du Septième Art, jouant dans quatre films pendant les 40’s (dont "Happy Laughing"), et réalisant les BO de cinq autres au cours du siècle.
La recherche, et plus globalement, la « nouveauté » auront donc été l’histoire de sa vie, sa ligne de conduite, comme peuvent en témoigner les cartoons américains déjà cités, qui lui doivent beaucoup, et également l’electronium (photo ci-dessus), instrument né de ses mains. Un héritage qui peut paraître bien généreux, au regard de la reconnaissance presque dérisoire qu'il a reçue.
Hugo
OUI. OUI. Raymond Scott, un héros. Un des papa de la musique électronique expérimentale aussi dans les années 40, avec ses "Soothing Sounds for Baby". La compilation "Manhattan Research Inc." sur le sujet est assez cool. Mais c'est vrai que c'est pas aussi fun à écouter que ces morceaux bordéliques de génie avec son quintette. Bel article, nécessaire, salutaire, pour Raymond.
RépondreSupprimerJ'aimerais dire que j'ai aimé la musique autant que lire l'article, mais ce n'est pas le cas.
RépondreSupprimeron dirait Besançenot sur la première tof !
RépondreSupprimerOOOOOH !!
RépondreSupprimerTout ça me plaît énormément, il faut à tout prix que je me procure des albums.
Merci beaucoup beaucoup pour la découverte Hugo!