C'est entendu.

mercredi 6 avril 2011

[Fallait que ça sorte] Mount Eerie - Live in Copenhagen

Phil Elverum cultive à merveille l’art de l’imperfection. Preuve en est une discographie quelque peu anarchique qui trace les contours d'un folk lo-fi organique et bruitiste d'une grande originalité, dont témoigne l'explosif "The Glow Pt. 2" paru en 2001 sous le pseudonyme de The Microphones.

Célébrer l’imperfection, cela signifie aussi publier sur trois disques vinyles un live intimiste de deux heures, autoproclamé concert le plus long qu’il ait jamais joué. Mais plus que son format original, c’est le contexte dans lequel a été enregistré le 5 avril 2003 ce « Live in Copenhagen » qui le rend si captivant au regard de son œuvre.

Le 11 mars 2003, Phil Elverum écrit :

« Sur l’horizon ouest de l’embouchure du fjord je vois du bleu. Chaque jour il y a des morceaux de ciel bleu furtifs, mais il sont irrémédiablement suivis d’épais nuages gris. Je n’ai rien contre les nuages gris, je désirerais juste apercevoir ne serait-ce qu’un court instant la lumière du soleil. J’ai fait mon temps avec les nuages gris. Je les connais. » (*1)

Cela fait alors presque trois mois que le songwriter et superproducteur de 24 ans a élu domicile dans un petit chalet norvégien perdu en flanc de montagne, sans chauffage ni eau courante, en bordure d’un village appelé Kjerringøy à quelques heures de bus au Nord de Bodø (au Nord du Nord, quoi). Le but initial étant de ne pas revenir, de se faire oublier après un échec sentimental douloureux. Et pourtant, le natif d’Anacortes s’apprête à quitter son isolement non pas pour rentrer chez lui - pas tout de suite - mais pour s’embarquer dans une tournée de plusieurs mois et ainsi dévoiler au monde sa nouvelle incarnation musicale, baptisée Mount Eerie en l'honneur du massif rocheux du même nom (ou presque) qui surplombe Anacortes.


Phil Elverum prend la pose sur un lac gelé de Tårnvikfjellet


On peut dans ces circonstances parler de baptême car cet hiver 2002-2003 a véritablement marqué une renaissance, aussi personnelle que musicale, chez Elverum. C'est d'ailleurs pendant son exil qu'est sorti l’album "Mount Eerie", probablement le plus ambitieux de sa discographie ; une œuvre ésotérique et dense dépeignant la vie et la mort du personnage incarné à l’époque par The Microphones à travers une constellation d’allégories portant les doux noms de Close Dark Voice, Big Black Cloud ou encore King Dark Death (vous tremblez ?). Avant de renaître des cendres de ses guitares, Phil Elverum a donc vécu "comme s'il était mort" (*2) - à la différence près qu'il a continué à composer, et pas qu'un peu.

Il faut dire que ce genre de retraite cathartique semble être une source d'inspiration pour bon nombre de folkeux dépressifs. Je pense notamment à deux exemples récents: Peter Silverman de The Antlers qui s'est isolé dans son appartement new-yorkais pendant tout un hiver pour écrire "Hospice", et Justin Vernon alias Bon Iver qui, en plein épisode de mononucléose, s'est terré dans un chalet du Wisconsin au milieu de l'hiver (vous y voyez un thème récurrent ?) où il a enregistré le fameux "For Emma, Forever Ago". Pour autant et à l'inverse de ces deux précédents exemples, une telle impulsion créatrice n'a pas donné lieu chez Elverum à un magnus opus ; certes "Live in Copenhagen" est ambitieux de par sa taille, mais ce n'est qu'un concert comme un autre, ou presque. Un concert qui documente de la manière la plus brute le regard neuf d'un musicien à la sensibilité exacerbée.



(Moon Sequel)

Soyons honnêtes, la qualité d'enregistrement de ce live n'est pas nettement meilleure que celle d'un bon bootleg mais elle a un avantage notoire : la possibilité pour l'auditeur de capter chaque interjection, chaque grincement de chaise, chaque rire émanant de la poignée de spectateurs présents ce soir là, ce qui confère à l'album une atmosphère particulièrement intimiste.

Le premier set de la soirée - avant la pause vessie-cigarette - se compose quasi-uniquement de morceaux écrits pendant son séjour norvégien; seule une reprise hilarante du groupe nippon The Mools chantée avec cœur mais dans un japonais plus qu'approximatif (puisque retranscrit phonétiquement !) viendra apporter un peu de contraste à leur mélancolie. Accroché à sa guitare, Phil Elverum évoque tout en retenue des fantômes envahissants sur Great Ghosts ("I had my hopes of how I would be after sending them off, after getting set free / But there's no such thing as living without their prowling"), des espoirs déçus avec Say "Goodbye" and "No" ("Hello my air, Goodbye hope / Goodbye also to your ambushes") ou encore les raisons qui l'ont poussé à partir dans It Wasn't The Hunting ("It was my own heart that lead me there / It was the way I saw wolves tracks, left the lair and just went back / It was my own baby stare").

Et puis il y a Moon Sequel qui, vous l'aurez peut-être deviné, est la suite directe de The Moon, parue deux ans plus tôt sur "The Glow Pt. 2". Si The Moon évoquait alors la difficulté à faire le deuil de souvenirs heureux après une rupture (rappelant d'ailleurs étrangement Eternal Sunshine of a Spotless Mind), son prolongement sonne comme un aveu de renoncement plein de rancœur. "Je peux quitter tous les endroits où nous sommes allés", reconnait-il, "mais je ne peux pas partir sans mes os que tu as broyés." Quant on sait que Phil Elverum s'est refusé pendant des années à jouer The Moon car ses paroles lui étaient trop douloureuses, on comprend d'autant plus toute la portée cathartique de cette nouvelle version.


(Solar System)

La seconde partie du concert s'articule d'avantage autour de reprises, de morceaux de l'époque The Microphones dont certaines réponses positives aux requêtes du public comme c'est le cas pour I Felt Your Shape ou Lanterns, et d'autres nouveautés. C'est assez touchant de le voir adopter le rôle du fan transi et reprendre le refrain d'Undo sur Voice In Headphones, bel hommage à Björk que l'on retrouvera sur l'album "Lost Wisdom" en duo avec Julie Doiron; en toute logique puisque Vespertine est l'un des quelques albums l'ayant accompagné en Norvège. Et puis c'est un disque génial ! Mais ça, ça mériterait un autre article.

Outre toutes les petites surprises qui le ponctuent, "Live In Copenhagen" prend tout son sens avec la partie des sing-along, ces quelques morceaux au cours desquels Phil Elverum propose au public de participer. Et ça marche. Se prêtant d'abord timidement au jeu, les spectateurs qui accompagnent les sept minutes de Solar System de leurs inlassables "I know you're out there" en font un moment magique de communion, à mille lieux de la solitude qui le rongeait au point de l'amener à se couper du monde. La boucle est bouclée.


(Woolly Mammoth's Mighty Absence)


Dans la préface de "Dawn : A Winter Journal", Phil Elverum concède avoir entrepris cette aventure en partie pour aller jusqu'au bout du mythe qu'il s'était lui-même créé, celui d'un poète existentialiste faisant corps avec la nature. L'expérience ne s'est pas révélée aussi spirituelle qu'il l'avait imaginé, mais elle semble lui avoir apporté des débuts de réponses à pas mal de questions; et heureusement, car qui sait si nous aurions pu un jour entendre cet album et tous ceux qui ont suivi ? Je n'entrerais pas dans un débat Mount Eerie vs. The Microphones (vous pouvez tout de même donner votre avis dans les commentaires !), mais il est clair que quelque chose a changé entre les deux, comme un air de résignation devant les idéaux inaccessibles de l'adolescence.

Le 25 janvier 2003, il écrit:

"J'avais réellement l'impression d'être un citadin s'efforçant avec difficulté à tracer son chemin dans la neige, avec ma grosse luge et mon statut de touriste, comme s'il était évident qu'en dépit des efforts que je fournirais, je serais toujours là pour le folklore. Je n'ai rien d'un gracieux éleveur de rennes. Je sors des CD." (*3)



Nina Strebelle


(*1) / (*3) : Phil Elverum, Dawn : A Winter Journal p. 125 / p. 81, publié en 2008 par Buenaventura Press
(*2) : "When I left home, when I lived as if I'd died / Sitting on a rock and doing nothing, alone for so long." Extrait de Wooly Mammoth's Mighty Absence

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