C'est entendu.

vendredi 9 avril 2010

Nerd Auditif #1

John Cage - "4 minutes et 33 secondes"

par Julien Masure
art par Jarvis Glasses

De nos jours, la musique fait littéralement et complètement partie de nos vies. Il ne se passe pas un jour, que dis-je, une heure, sans qu'un son mélodieux ne nous vienne, sinon aux oreilles, au moins à l'esprit. Je me souviens encore de la vidéo où Steve Jobs présentait, en 2001, l'Ipod au monde entier et expliquait que l'on pouvait dorénavant mettre "1000 chansons en 5 minutes" sur son baladeur. Nous sommes dans une société "data." Nos disques durs sont emplis de mp3, nos baffles chantent sans cesse, nos oreilles sont conditionnées à ces mélodies, ces enchevêtrements de notes que l'on qualifie de "musique." Mais à l'heure où tout va trop vite pour être entendu, où tout semble trop accessible pour être pleinement écouté, prenons le temps de nous poser la question : "Qu'est-ce que la musique?"


John Cage

John Cage est un musicologue, compositeur et expérimentateur du 20ème siècle. Une grande partie de ses pièces sont des réflexions sur la musique elle-même. L'une d'entre elles a marqué en particulier l'histoire de la musique. Il s'agit du très connu (mais souvent mal-compris) : 4'33" (4 minutes 33 secondes).

Cette pièce doit être appréhendée comme une expérience, du métalangage musical, une musique sur la musique elle-même. Pour l'aborder, il faut se poser 3 questions* :

1) Peut-on qualifier cette pièce de musique?
2) Quels sont les réels instruments qui composent cette pièce?
3) Que suis-je amené à écouter?


La partition de 4'33" est des plus minimalistes, comme vous pourrez aisément le comprendre. Elle est composée de trois mouvements qui sont tous des Silences ("Tacet"). Chaque mouvement a une durée qui a été déterminée par Cage, en l'occurrence : 33", 2'40" et 1'20".



John Cage a, durant toute sa vie, été obsédé par la notion de silence. Le recherchant comme un Saint Graal aussi inaccessible qu'illusoire. On raconte qu'il alla même jusqu'à s'enfermer dans une pièce insonorisée pour finalement conclure que, même là, des sons persistaient (les bruits provenant de son propre corps). 4'33" est une éloge à ce silence obsédant.

Mais revenons à nos 3 questions :

1) Peut-on qualifier cette pièce de musique ? Oui, bien évidemment. Notre notion de musique est culturelle (elle n'est pas la même pour un Ougandais ou encore un Indien d'Amérique) et la notion occidentale de la musique est ici complète : Un chef d'orchestre, des instruments, une partition, au moins une oreille pour écouter et il y a "matière à écouter." 4'33" est en fin de compte une œuvre musicale des plus classiques (dans sa forme).

2) Quels sont les réels instruments qui composent cette œuvre ? Le piano ? les violons ? le chef-d'orchestre ? La réponse est simple : tout ce qui est dans la salle où se donne la représentation. Des éternuements du public jusqu'à la respiration du deuxième violon. Tout ce qui n'est pas directement voulu comme musical (à priori) prend son sens dans cette œuvre et le devient. C'est le hasard, l'involontaire, l'incontrôlable qui composent cette musique et c'est comme ça que le voulait Cage.

3) Que suis-je amené à écouter ? 4'33" est une sorte de réponse à ce que je vous disais plus haut : Cage nous invite à prendre le temps d'écouter, tendre l'oreille aux sons et ouïr ce que l'on n'entend plus. Ces sons qui font trop partie de nos vies, qui sont à priori trop banals . En fin de compte, cette pièce est une réponse à un formatage du sonore véhiculé par les musiques à formation trop classique. C'est sans aucun doute l'œuvre la plus ouverte et la plus libre qui soit. C'est la musique expérimentale par excellence.

Il est intéressant de noter que la force de 4'33" tient en partie dans son cadre, dans l'opposition surprenante qu'elle établit entre forme et fond. L'apparence de la pièce est, comme dit plus haut, des plus classiques tandis que le fond est, quant à lui, totalement non-conformiste. C'est de ce chiasme que naît une étrange surprise pour l'auditeur, qui s'apparente à une petite claque de la main de Cage qui nous invite a écouter autrement.

La pièce est en fin de compte sa propre interprétation et n'est jamais deux fois la même. David Tudor (grand pianiste de musique expérimentale) avait une interprétation très intéressante à propos de 4'33". Il ponctuait le début et la fin de chaque mouvement par le bruit du couvercle du clavier du piano (le son nuisant indomptable du pianiste). Mieux ! Il amenait avec lui une montre à gousset qu'il déposait sur son piano, calculant ainsi précisément les durées des trois temps. Les cliquetis de la montre insistent non seulement sur le fait que cette pièce est histoire de temps mais surtout que le temps est incontrôlable par définition. Il est une nécessité à la musique (sans temps pas de musique) autant qu'une de ses limites (la musique aura toujours une fin, lorsque la montre dépasse les 4'33").


David Tudor interprétant 4'33" (on peut distinguer sa montre à gousset)

Évidemment, il serait facile de taxer cette œuvre de pseudo-intellectualisme. C'est d'ailleurs, si l'on oublie cette réflexion de méta-langage musical, une remarque plus que fondée. Vous n'avez qu'à déambuler un instant sur Youtube pour y lire des "interprétations" plus que douteuses, qui se veulent drôles, de la pièce. Et dans la vidéo présentée plus haut, il suffit de voir le public applaudir pour se dire qu'ils doivent jouir aisément dans leurs cervelets mondains et s'astiquer l'encéphale avec plaisir. On pourrait presque entendre "Oh oui c'est très beau ! Tu as vu, l'alto a fait une fausse note, (rires) !" Comme si ces gens n'avaient pas compris qu'il n'y avait aucun besoin d'aller payer quelques livres sa place pour "écouter" 4'33". Cette œuvre est un concept, une réflexion sur la musique, plus encore, c'est une expérience. Comme toute expérience musicale, elle a pour but d'éveiller l'auditeur afin qu'il se pose des questions. Même si elle n'avait été interprétée qu'une seule fois, elle ne perdrait rien de sa valeur.

Mais en fin de compte, pourquoi 4 minutes et 33 secondes ? Vous pensez bien, chez Cage, rien n'est laissé au hasard (ou tout l'est, c'est selon). Si l'on additionne les secondes qui composent ce chiffre obscur on obtient 273 secondes. Et - 273°C équivaut au zéro absolu (0° Kelvin), température si froide qu'elle voit tous les mouvements cesser, instant lors duquel le temps lui-même semblerait se figer et où le silence pourrait enfin être entendu ...



P.S. : Cette oeuvre semble avoir influencé nombre d'artistes. On pourra penser à James Holden et son (excellent) album "The Idiots are Winning" (2006) comportant une track intitulée Intentionally left blank, qui offre une plage de deux minutes et cinq secondes de vide sonore. Référence à Cage ou, là encore, pseudo-intellectualisme ? C'est que le fossé entre les deux est étroit.


* il est évident qu'il existe de multiples interprétations de 4'33" et celle-ci n'en est qu'une parmi d'autre.

10 commentaires:

  1. "Nerd Auditif" est une rubrique mensuelle et se fera un plaisir de vous offrir une autre expérience musicale dans un mois !

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  2. Très bon article! : )
    Vivement le mois prochain, du coup.

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  3. Oui. Juste oui. Pour tout l'article. J'aimerais vraiment beaucoup voir une interprétation de cette pièce en concert. Ça aurait quelque chose de fascinant, et je me demande même si mon écoute ne serait pas encore plus attentive que d'habitude. Parce qu'il y a tellement à entendre. Fichtre.

    Nerd Auditif = victoire.

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  4. "Si l'on additionne les secondes qui composent ce chiffre obscur on obtient 273 secondes." permettez-moi de vous dire que cette phrase est assez mal dite ^^

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  5. autrement l'article est super intéressant!!

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  6. Par rapport au début de l'article, sur la musique devenue aujourd'hui omniprésente et inévitable, Pascal Quignard, l'écrivain de "Tous les matins du monde", a écrit un essai intitulé "La haine de la musique", qui part de ce même constat, et que je n'ai pas lu mais que j'ai offert à mon frère, rédac chef de ce blog, il y a quelques temps.

    Sinon moi je trouve ce concept très très intéressant, assez poétique (tâcher de faire entendre le silence pour donner à écouter le bruissement du monde), et comme c'est dit dans l'article c'est avant tout une expérience, une idée, qui a les limites de sa posture, de son caractère surprenant forcément éphémère, et de ses moyens. Un peu comme le bidet de Duchamp, pour faire un raccourci. N'empêche qu'il fallait poser la question.

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  7. L'expérience est hyper mondaine à cause de son public. Dans certaines régions de France, on connait des silences plus profonds.

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  8. J'avais déjà cité Quignard et ce livre en particulier dans un article (j'ai oublié lequel, mais je crois que c'était "Des dépressifs par centaines, ou par millions c'est selon") et je le conseille en effet à ceux que le sujet intéresse. Il est facile à lire.

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  9. Je viens de voir que le générique de Futurama est inspiré de "Psyché Rock" de Pierre Henry. Etonnant, non ?

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