La question qui vous vient à l’esprit, c’est probablement « Mais qui sont-ils, ces deux-là? ». C’est légitime. J’y viens.
Keith Cross, guitariste, a tout d’abord fait partie, durant un an, de Bulldog Breed, un groupe vaguement psychédélique qui n’a jamais connu un franc succès, puis de T2 (photo à droite, Keith est au milieu) une formation early prog assez brillante, en compagnie de Peter Dunton et de Bernard Jinks (un membre des Breed également). Sur le premier (et fameux) album de T2 en 1970, "It Will All Work Out In Boomland," et alors qu’il n’a que 17 ans, Keith Cross apparaît déjà comme un prodige incontestable des six cordes. T2 dura deux ans pour Cross, qui s’en alla en 72 vers de nouveaux horizons. La pop avait, semble-t-il, remplacé le rock progressif dans son esprit, et il entendait déjà les longs soli au bottleneck et les violons l’appeler, pour remplacer le tapping et les triples croches. Et quand il eut définitivement décidé de s’y atteler, il le fit avec un certain monsieur Ross.
Peter Ross, très exactement. Malgré une carrière un peu méconnue, on sait qu’il chantait et jouait de l’harmonica dans Hookfoot, un groupe anglais, entre 70 et 74 dont les membres ont servi, chez DJM Records, de musiciens studio sur bon nombre d’albums du label (faisant aussi leur apparition sur certains CDs de Clapton). Ross a par ailleurs participé ultérieurement à un album réunissant pas moins de 17 musiciens, "Richard Thompson," un projet de 1976 du-dit Richard Thompson, qui après s’être éloigné de sa vie de producteur, voulait reprendre du service.
Le constat au préalable est donc qu’en 72, l’un s’était lassé de concocter ses longs et furieux soli progressifs, tandis que l’autre poursuivait sa route tranquille d’harmoniciste. La rencontre avait, comme de juste, tout pour aboutir.
C’est d’ailleurs en 1972 que la collaboration des deux hommes débutera et s’achèvera, aussitôt après la sortie de "Bored Civilians." Oui, mais quelle sortie. Qui aurait pu penser que deux hommes venant d’horizons aussi différents puissent tomber d’accord sur une musique pop si brillante, si précisément définie ? Personne, bien évidemment, pas même ces savants messieurs de Decca Records, chez qui étaient déjà sortis deux singles, plus tôt dans l’année, avant l’album parachevé. C’était chez Decca, oui, et ça se passait donc un an après que l’échec commercial de "Time Of The Last Persecution" d’un certain Bill Fay, ait permis à ces messieurs de rompre leur contrat avec ce dernier. Voilà pour l’anecdote. Deux singles donc, qui laissaient entrevoir l’ampleur du travail derrière le chef d’œuvre à venir.
(Bored Civilians)
Oui, n’ayons pas peur des mots, car c’est véritablement un chef d’œuvre de la pop anglaise des années 70 que concoctèrent les deux hommes...
L’album s’ouvre sur The Last Ocean Rider, un morceau de presque sept minutes, épique, d’un aboutissement rare. La première partie reste assez fidèle à une composition pop presque banale, bien que de fort bon goût, et le tout s’inscrit dans une grande oisiveté, assez onirique, très planante. Mais soudain, vers le milieu du morceau, le tout s’élève encore d’un cran, et on reste bouche bée devant le long, le très long finish instrumental, d’un cool indescriptible, d’un relâchement presque intraduisible à l’écrit. Les guitares harmonisent, les percussions s’additionnent et offrent ce petit quelque chose de plaisant, qui suscite chez l’auditeur un grand sentiment de bien être. C’est une entrée en matière des plus accrocheuses, elle définit assez lisiblement l’ambiance qui règnera tout au long de l’album. Tout de suite après, on trouve le titre éponyme, les fameux citoyens ennuyés (ou civils, choisissez) sont arrivés. Et Bored Civilians est un rubis. Il met grandement en valeur un travail sur la voix des plus soignés, se superposant délicatement à une guitare sans orgueil dont on se délecte, elle-même régulièrement rejointe par de subtils violons. Même si l’écoute pourrait nous laisser sombrer dans une agréable absence, il subsiste toujours une certaine précision qui ancre l’auditeur à la musique; c'est l'une de ces chansons prônant le doux survol sans jamais discréditer le port d’attache. On retrouve d’ailleurs plus tard dans l’album, un titre, au patronyme aérien, Fly Home, qui s’inscrit dans le même crédo. Là encore, la raffinerie Cross & Ross se surpasse. Épuré de toute percussion, le titre se trouve être léger, détaché, haut perché, apportant sa dose de calme et de sérénité à l’ensemble. La mise à profit des violons et des chœurs s’y déroule à la perfection, et ce sont ainsi encore sept minutes et quelque de bonheur auréolées d’une douce aura qui viennent s’additionner au tout.
(Can You Believe It)
Cependant, ce qui fait la force d’un long morceau envolé peut également faire celle d’un tube au sens strict. La preuve en est, sur la réédition fort appréciable de "Bored Civilians" (l’album) en 2007, par Can You Believe It, morceau absent de la tracklist à l’origine, et qui se positionne maintenant juste après la dernière piste de l'ordre original. Changement de décor, donc. Batterie, basse essentielle, et deux minutes cinquante six. Changement, certes, mais à bien y réfléchir, on retrouve le tandem chœurs + violons, déjà vainqueur, et qui dans ce cadre aussi, fonctionne à merveille. Le résultat se montre donc vigoureusement pop, plein de vie, et témoigne d’un certain prodige. On reçoit la petite claque dosée au gramme près qu’il nous faut pour redescendre de nos précédentes considérations d’horizons lointains et d’espaces vierges à perte de vue. Blind Willie Johnson, second titre ajouté sur la réédition, parachève efficacement tout cela, à sa manière, plus intimiste que le précédent, chose sans doute imputable à « l’effet » harmonica au coin du feu additionné au « fade in » initial, amorçant une chaleureuse guitare sèche. Et malgré l’excellence de l'album original, on peut dire que ces deux morceaux, préalablement sortis sous forme de single quelques mois plus tôt, trouvent leur place, et ne témoignent d’aucune rupture avec l’ensemble. Ce ne sont sûrement pas les deux titres greffés à la va-vite en fin de disque, dans un but alimentaire, pour relancer les ventes, mais bien au contraire ils démontrent une louable intention de donner aux auditeurs la possibilité de redécouvrir, 35 ans après, les débuts du duo.
L’album n’a cependant pas épuisé son stock d’efficacité. Ces messieurs Cross & Ross interprètent par exemple une sorte de All You Need Is Love, le fameux Peace In The End, chanté par Sandy Denny à l'origine, et choisi lui aussi pour être révélé au public, en qualité de second single en 72, reluisant de sympathie et de fraternité (les chœurs !), et qui constitue un morceau clef, très premier degré et vraiment accrocheur. Notons que "Peace in the End," le single, était accompagné à l’origine de Prophets Guiders, absent sur la réédition.
L’album n’a cependant pas épuisé son stock d’efficacité. Ces messieurs Cross & Ross interprètent par exemple une sorte de All You Need Is Love, le fameux Peace In The End, chanté par Sandy Denny à l'origine, et choisi lui aussi pour être révélé au public, en qualité de second single en 72, reluisant de sympathie et de fraternité (les chœurs !), et qui constitue un morceau clef, très premier degré et vraiment accrocheur. Notons que "Peace in the End," le single, était accompagné à l’origine de Prophets Guiders, absent sur la réédition.
En sixième position, Pastels est une autre pure merveille pop. La composition simple et limpide rend la chanson paisible. Ce sont tout d’abord des guitares finement doublées à l’enregistrement qui accompagnent un chant aérien (encore un, lui aussi doublé, comme souvent sur l’album), puis le déclic, l’éblouissement, l’apparition de la batterie après plus de deux minutes sans la moindre percussion. Effet garanti : on est surpris, et pourtant cela coule de source. Et ce n’est pas fini. On peut encore s’arrêter sur une charmante ballade teintée de Far-West et de Stetsons, avec une envergure bien à elle, The Dead Salute. Sans empiéter sur le territoire de la musique country, exploration est faite de la possible frontière séparant cette dernière de la pop, et cela rend le morceau, à priori issu d’une composition plutôt courante, assez intéressant et cela lui confère un aspect cool qui l'ancre finement dans l’ensemble.
On aura évidemment pu remarquer que les deux comparses excellaient dans l’art de la fabrication de popsongs, mais ils ne s’en tinrent bien sûr pas qu’à cela. D’où un morceau tel que Story To A Friend, de plus d’onze minutes, dans lequel alternent passages chantés, avec forces chœurs, et passages instrumentaux contenant de longs soli de flûte, construisant sur une rythmique enrichie par des tams-tams une ambiance assez entraînante, mais aussi très relâchée. Un succès tout de même entaché de quelques longueurs, que l’on ne ressent pas forcément aux mêmes endroits, au fil des écoutes, ce qui est saisissant. Il faut en tout cas noter la basse, discrète, mais qui remplit bien son rôle, qui groove à souhait, et on sait combien c’est essentiel. Avec ce morceau, Cross & Ross expérimentent sur la durée une composition changeante, et le résultat mérite l’attention de l’auditeur. On pourrait même y voir un petit retour aux sources progressives de Cross, mais cela reste discutable, dans l’absolu.
Enfin, le morceau le plus court de l’album, et qui de surcroît ne se trouve même pas en dernière position, Bo Radley, ne représente pas un hypothétique et interminable adieu aux auditeurs, avec un fade out d’une minute (j’exagère), mais c’est LE morceau piano-voix, rempli d’émotion, simple et beau, triste même, dans un sens et c’est aussi l’un des morceaux les plus discrets de l’ensemble.
"Bored Civilians," pour faire court, est donc strictement incontournable pour tout amateur de pop, de folk, d’orchestrations planantes, de longues embardées lyriques, de compositions riches et soutenues et de productions plus qu’abouties. Le spectre est vaste, et la liste non exhaustive, bien entendu. Tenter de quantifier les richesses de cet album s’avèrerait sans doute plus vain que d’essayer d’imaginer Jandek faire un live drums & bass & flanger. Quoi ?! Comment ça ? Il l’a fait ?!
Hmm, enfin, vous m’avez compris.
Hugo.
Sans rire, le morceau "Can You Believe It" est pour moi un des plus beaux morceaux des années 70, c'est absolument magique ces violons et ces choeurs. Frissons quoi.
RépondreSupprimervous m'avez trop donné envie d'écouter !
RépondreSupprimerOui, "Can You Believe It" est vraiment l'un des meilleurs morceaux que j'ai entendu, aussi.
RépondreSupprimerÉcoute le, alors, c'est la meilleure chose à faire, et c'est un grand moment garantit ahah!
ah ouais... super morceau! (comment ça se fait qu'il n'ait pas encore figuré dans la bande son d'un film de wes anderson?)
RépondreSupprimerQuestion pertinente. Je découvre moi aussi cet album dont je n'avais jamais entendu parler avec beaucoup de plaisir !
RépondreSupprimerNom d'une pipe hugon ta photo blogger est d'une classe folle. Daviiid...
RépondreSupprimerahah :)
RépondreSupprimerHugon. Hugon ouais.
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