C'est entendu.

mardi 4 août 2009

[Fallait que ça sorte] Lou Reed - Sally can't dance (1974)


Sally can't dance est bidon et fastidieux. S'il avait été fait comme il fallait...

Lou Reed

Il y a quelques semaines, Emilien m'a dit "il faudra un jour que tu m'expliques pourquoi tu aimes Sally can't dance..." et ce jour est venu, alors sans vous lasser avec de pompeuses formules, je vais vous le dire du but en blanc : Lou, tout méthédriné notoire qu'il était, cynique, hautain et imbu de lui-même, était clairvoyant comme peu d'artistes ont pu l'être dans les années 70. Il est vrai que celui auquel on pense automatiquement dans ces cas-là, l'exemple même de la clairvoyance seventies, c'est David Bowie. Or, de mon point de vue, la collaboration entre Bowie et Lou sur le second album de ce dernier (Transformer, 1972), salutaire pour la notoriété de Lou, n'est rien de plus qu'une fausse note sur la partition que Lou a tant bien que mal rédigée entre la fin du Velvet Underground et disons, l'album The Bells (sorti en 1979), une fausse note parce que si Transformer était plutôt réussi, ça n'était que Lou essayant le costume de Bowie, un costume trop grand pour lui et qu'il s'est empressé de découper avec de grands ciseaux dès Berlin (1973, l'album précédant Sally).
La clairvoyance de Bowie a fait de lui ce qu'il cherchait à être : un messie pop, une icône, une popstar de tous les diables, et c'est tant mieux pour lui, mais je pense que ça n'a jamais été l'ambition de Lou (il est d'ailleurs terrible de constater qu'il n'est presque connu de sa carrière solo que les singles issus de Transformer).

Ce que Lou voulait, lui seul le sait, mais il n'est pas interdit de se laisser aller à des supputations. S'il avait voulu le succès avant tout (et je ne prétends pas qu'il n'a jamais apprécié le succès lorsqu'il l'a connu), il lui aurait sans doute suffit de vivre sur ses acquis en refaisant Transformer, ou plus tard en refaisant Sally, et pourtant sa carrière est un gigantesque circuit de montagnes russes sur lequel les échecs succèdent toujours directement aux échecs. La plus grande probabilité, c'est que la popularité aveugle ne sied pas à Lou, qui lui préfère un statut d'outsider culte et auréolé de cojones artistiques et d'un cynisme au-dela de tout. D'où Sally Can't Dance.

Berlin étant un lamentable échec (Lou ne digèrera jamais cet état de fait, et ça n'est pas pour rien qu'est sorti l'année dernière dans toutes les bonnes salles obscures un concert filmé par Julian Schnabel reprenant l'intégralité de Berlin : comme beaucoup de grands disques injustement boudés à leur sortie, Berlin est resorti de sa tombe et a acquis un statut de "meilleur album de Lou Reed" impensable en 1974), et Lou étant en instance de divorce d'avec sa femme Betty, il avait à la fois besoin d'argent et de renouer avec le succès, et c'est pourquoi 1974 fut l'année la plus rentable de sa carrière. En février sortit Rock'n Roll Animal, le premier album live de Lou, enregistré pendant la tournée de l'hiver précédent, et extrêmement aguicheur envers le public avide de heavy rock (Lou avait débauché la paire de guitaristes du Alice Cooper Band pour la tournée, ce qui s'entend dès les premières notes de Sweet Jane). Atteignant la 45è place dans les charts (Berlin avait aterri à la 98è), ce disque est le véritable coup commercial de Lou, cette année-là, et malgré tout le mal que l'on peut dire du mauvais goût compilé ici, il n'en reste pas moins que le live ne manque pas d'énergie, mettant en avant un Lou complètement ravagé par la drogue, famélique, cadavérique, péroxydé et jouant encore sur son ambivalence sexuelle, comme vous pouvez vous en rendre compte par vous-même sur Ride, Sally, ride, la chanson qui ouvre Sally, jouée ici sur la tournée Rock'n Roll Animal :



En Août, Lou se retrouve en studio avec Steve Katz (le guitariste de Blood, Sweat and Tears) et un musicien de studio, Michael Fonfara (les plus curieux seront contents d'apprendre que Doug Yule, ex-Velvet, fit sa réapparition aux côtés de Lou lors des sessions de Sally), et enregistre un album qui n'aura rien à voir avec ses trois précédents enregistrements.



Sally Can't Dance

Tout d'abord, exit la mythification du mouvement gay undergound propre à Transformer. Sur la chanson-titre, Lou chante Sally, cette fille de St Mark's Place (une rue de l'East Village, notamment célèbre pour sa fréquentation douteuse et aussi pour avoir vu ses numéros 96 et 98 figurer sur la pochette du Physical Graffiti de Led Zeppelin), symbole de la décadence new-yorkaise à la fin des années soixante (la même que Lou portait aux nues sur Transformer). Sally, cette fille louche et cool en bout de course, c'est à la fois les années soixante, tous les personnages de Lou depuis les débuts du Velvet et Lou lui-même. Usé par la drogue, l'alcool et surtout par son rapport à la critique, il semble se livrer en martyr de la Grande Cause du Cool Sale, lui qui vit les paroles de ses chansons depuis bientôt dix années.



Animal Language

La rupture d'avec Berlin se fait presque d'entrée de jeu. Le ton est nettement moins sérieux, les chansons moins sordides, et la production lorgne clairement vers le rock'n roll le plus facile à vendre (on entend même des guitares "lap-steel" sur Ride, Sally Ride, chose assez inhabituelle dans la musique de Lou, mais très en vogue au milieu des années 70 à la radio au sein du mélange bouillonant que forment rock'n roll et country music - on peut citer des groupes comme le Marshall Tucker Band, Neil Young & Crazy Horse ou encore Creedence Clearwater Revival). D'ailleurs, Sally Can't Dance est à ce jour le plus grand succès commercial de Lou, puisque l'album est le seul à avoir atteint le Top Ten américain (numéro 10 des charts). Le swing naturel des chansons, et l'emballage dans lequel elles sont vendues sont responsables de ce succès, mais loin de crier "Vendu!" il faut se pencher sur ce que dit Lou tout au long de l'album. Sur Animal Language, par exemple, chanson surchargée de cuivres, de choeurs piqués à la soul music et de guitares quasiment hard rock, Lou conte l'histoire d'un chien et d'un chat mal embouchés, qui finissent par être séparés par un type en sueur et qui en arrivent à se shooter avec la sueur du gros type. Bon, évidemment, si on s'arrête là et qu'on ne garde que les "And he said bow wow" et les "And she said Oooooh Ow... Meeeeowwww" du refrain, on peut prendre l'auteur pour un demeuré, mais comme disait Lou à Lester Bangs :
"Animal Language" n'a rien d'évident. Qui sont les animaux d'après toi ? [...] Qui est le chien, qui est le chat, qui sont ces animaux à ce point bousillés qu'ils doivent se shooter la sueur de quelqu'un d'autre pour décoller ?
Les suppositions sont ouvertes : le chat pourrait être Lou et le chien Bowie et dans ce cas le gros type est le public, dont la sueur est le seul truc qui fasse encore décoller ces animaux déglingués (Lou n'est-il pas un Rock'n Roll ANIMAL, après tout ? Et Bowie ne portait-il pas des attributs canins au dos de la pochette de Diamond Dogs ?). Ou bien le chat est le public, et le chien la critique, tous deux se shootant à la sueur (Lou et ses histoires cradingues) du gros type (la société) pour s'extraire de leurs vies de loosers. Allez, encore une hypothèse et je vous laisse tranquille, mais ET SI les animaux n'étaient que la nouvelle garde punk new yorkaise (les New York Dolls, notamment, que Lou fustige plus loin avec les paroles de NY Stars), et que le gros type n'était qu'une représentation des Pères de ce genre musical (Lou en particulier) et la barrière séparant le chien (David Johansen, chanteur canidé des NY Dolls) du chat (les ados en mal de décadence) serait alors celle caractérisée par la carrière des ainés comme Lou. Je vous avoue que même si Lou n'avait rien voulu sous-entendre, j'aurais trouvé la chanson foutrement réussie, et en partie grâce à ces paroles débilitantes, tant il est vrai que faire aboyer les fans qui veulent chanter les chansons de Lou est une réussite en soi.



Billy

Le break avec Rock'n Roll Animal se fait avec Billy, balade guitare-voix clôturant l'album, avec pour seul arrangement un saxophone, et un texte assez peu classique pour Lou dont le registre habituel ne comprend pas vraiment de diatribes anti-Vietnam (celle-ci est cependant à mille lieues des classiques protest songs à la Fortunate son, par exemple, et pose d'avantage la question du bon grain ou de l'ivraie lequel vaut mieux : "Billy was a good friend of mine [...] / And now I often wonder which one of us was the fool").

En rompant avec ses précédents essais, Lou ne garde pas moins la tête froide de celui qui se bâtit une carrière de râleur notoire, de parrain punk et de voix de l'underground (qu'elle soit élogieuse ou pas). Loin d'être simplement "commercial," Sally est un album brillant qui sait parfaitement où il va, malgré ce que Lou pourra avoir à redire de sa production, et n'est que l'un des maillons de la toile discontinue tracée par son auteur pendant les années 70 - le disque suivant, Metal Machine Music, remettra tous les compteurs à zéro. Il mérite le succès qu'il a connu, ainsi que votre attention (renouvelée, possiblement), mes amis.



Joe

7 commentaires:

  1. Fameux article qui a rempli son but : me donner envie de jeter une oreille à un album de Lou Reed sur lequel j'ai lu beaucoup de mal et qui m'a toujours fait peur.

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  2. Oui tu as atteint ton but, si celui-ci était d'orienter les novices qui comme moi ne connaissent que Berlin et Transformer.

    Mission accomplie.

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  3. Vous m'en voyez ravi ! J'espère qu'en plus de vous l'avoir fait écouter, je vous aurai aidé à l'aimer \o/

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  4. Prochaine étape, faire apprécier "Magic and Loss" :)

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  5. C'est un défi ? :D En tout cas, ça me semble d'un niveau de difficulté comparable, même si Magic and Loss fait moins partie de mes albums favoris.
    Ce qui est certain c'est que Lou se verra très vite chroniqué à nouveau.

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  6. Ce n'est pas difficile, Magic and Loss, c'est tout simplement un gilet de sauvetage signé Lou. Il suffit juste d'en écouter les paroles et de laisser Lou nous parler. La magie opère ensuite toute seule.

    http://www.bonpourlesoreilles.net/musique/2006/06/jai_vu_le_lou.html#comments

    Merci pour ton bel article sur Sally.

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  7. De rien !
    Et j'ai lu ton aventure reedienne, cela ne fait que me donner une plus grande foi en lui.
    Et puis j'ai beaucoup réécouté Magic and Loss, c'est jours-ci, et c'est vrai qu'il est géant. De toute façon de 89 à 93, c'est un gros gros climax dans la carrière studio de Lou. Il chante New York, Andy et les disparus comme peu le peuvent.

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