C'est entendu.

lundi 20 juillet 2009

[Fallait que ça sorte] L'été des oubliés : Elizabeth Cotten, la grand-mère la plus cool

C'est l'histoire d'une petite fille de 8 ans, vivant dans une famille modeste dans les années 1900 en Caroline du Nord, qui commence à jouer avec le banjo à 5 cordes de son grand frère en cachette. Sauf qu'elle est gauchère. Alors elle prend le banjo à l'envers, avec la petite corde aiguë du banjo jouée avec l'index, le pouce faisant les mélodies, ne jouant donc qu'avec peu de doigts. Plus tard, elle transpose ce style étrange sur une guitare qu'elle s'achète en travaillant (elle a bien essayé d'inverser les cordes, mais elle n'arrivait pas à jouer aussi bien que quand tout était à l'envers!), et elle commence à composer des petites choses, pour elle et ses frères et soeurs. Elle passe des heures à faire de la musique, fait des morceaux avec eux, reprenant d'oreille des thèmes entendus à l'église par exemple. Et puis ensuite, elle grandit, elle commence à travailler très jeune en tant que domestique, puis elle se marie à 15 ans, l'Eglise la forçant à laisser la guitare de coté pour ne plus jouer de morceaux "remplis de péchés", des blues comme Going Down The Road Feelin' Bad. Elle a des enfants très vite, et elle vit sa vie, ne reprenant la guitare que pour jouer des hymnes, parfois, à la messe.

On la retrouve dans les années 40, la quarantaine tassée, déjà grand-mère, travaillant toujours, dans un magasin. Là, elle devient amie et se met à faire des ménages chez une famille, les Seeger, famille de musiciens, après leur avoir ramené leur petite fille qui s'était perdue dans le magasin. Un jour, prise par l'atmosphère musicale de la maison, elle reprend une guitare, se rappelant les morceaux qu'elle composait quand elle était petite fille, ses transcriptions d'airs et les chansons traditionnelles qu'elle reprenait, et les joue aux enfants des Seeger. Et c'est avec Mike Seeger, devenu un musicien enregistrant beaucoup de musiciens folk inconnus à l'époque, qu'elle enregistrera des morceaux chez elle, sur le bord de son lit avec un petit matériel d'enregistrement entre 1957 et 1958, certains morceaux devenant un album en 1958 : Freight Train And Other North Carolina Folk Songs And Tunes. Après cela, sous la demande d'auditeurs charmés, elle sortira quelques autres albums avec des morceaux plus récents qu'elle composera avec ses petits enfants parfois, comme l'album Shake Sugaree en 1967 ou When I'm Gone en 1979, et fit de plus en plus de concerts dès 1960, jouant avec Mississippi John Hurt et Skip James, et encore plus quand elle arrêta de travailler en 1970 à 75 ans. Elle sortit même un album Live! en 1983 qui eut un Grammy award en 1985 (réaction : "Merci, c'est dommage que je n'ai pas ma guitare avec moi, sinon je vous aurais joué un morceau!"). On reprit ses morceaux (Peter Paul & Mary, Bob Dylan, Taj Mahal, etc), elle eut des tas d'honneurs, et continua ce petit chemin jusqu'à sa mort, le 29 Juin 1987 à Syracuse, NY, âgée de 92 ans. Cette femme, c'était Elizabeth Cotten.

Écouter du Elizabeth Cotten, c'est quelque chose comme écouter la vie dans ce qu'elle a de plus génial, de plus fort. Tout le particularisme de sa musique vient de plusieurs facteurs qui en font une artiste unique et attachante. Tout d'abord, il y a ce jeu de guitare unique : gauchère, jouant sur des guitares de droitiers, tenant l'instrument à l'envers. Une contrainte qui façonne sa musique, qui la rend différente, via un finger picking original, qu'on nommera le Cotten Picking, riche et prenant, la rapprochant plus de la folk music au point de vue du style plutôt que du blues, cependant présent dans ses chansons. Sur certaines compositions comme Washington Blues, il y a un aspect unique qui semble inexplicable et qui est sous-tendu par ce jeu où le pouce fait toutes les mélodies. Tout Cotten est là. La voir jouer en vidéo en est ahurissant pour quiconque a déjà touché à une guitare. D'une certaine manière, on retrouve dans les petites compositions d'Elizabeth Cotten une véritable sensibilité mélancolique alliée à une simplicité qui n'est pas sans rappeler les oeuvres de l'ami John Fahey par exemple, qui reprendra des morceaux à elle parfois. Rompant avec les schémas harmoniques trop plan-plan de la folk traditionnelle, Elizabeth fait de la musique qu'on pourrait tout simplement qualifier de belle, avec de petites suites d'accords émouvantes, qui accompagnent des mélodies limpides et entêtantes. C'est remarquablement bien joué, bien que sans aucune virtuosité ostentatoire, c'est de la musique qui a un sens et une âme.

Et puis, le miracle Cotten, c'est aussi ce paradoxe : ce n'est qu'à l'âge de 60 ans qu'elle a commencé à enregistrer des morceaux composés quand elle avait 11 ans, un demi-siècle auparavant. C'est la grand-mère qui interprète les chansons de la petit fille qu'elle a été. Et quand elle chante son morceau le plus connu, le magnifique Freight Train, et que sa voix frêle et tremblante avec l'âge nous lance "When I'm dead and in my grave/No more good times here I crave/Place the stones at my head and feet/And tell them all that I'm gone to sleep", c'est à en pleurer. Dans sa peine à atteindre les notes les plus aiguës (certains pourront être gênés par cette voix; des sans coeur, assurément), il y a une fragilité et une sensibilité tout à fait désarmante qui rend ces petits morceaux émotifs déchirants. Et personne d'autre ne chante ce morceau mieux qu'elle, car elle seule a ce grain unique de grand-mère qui vous arrache des frissons avec douceur.


Tout est là dans son premier album, qui a été réédite récemment, et qui est un pur chef d'oeuvre, pour peu que vous aimiez la musique traditionnelle américaine, les dames âgées qui chantent d'une voix sensible, et la free folk. Juste quelques morceaux, des thèmes, des chansons à elle, joués rapidement dans cette chambre que l'on voit sur la pochette, enregistrés avec un tout petit matériel, pendant qu'elle gardait ses petits-enfants. Il y a des morceaux rapides, des petites marches, des hymnes appris à l'église, des thèmes entendus au hasard des rencontres, tout une culture folk passionnante puissamment interprétée. Écoutez le 1er medley, joué au banjo, qui réunit 3 petits morceaux rapides de danse : c'est presque épique, on est pris par le rythme effréné, par ces airs entêtants, ces morceaux tranches de vie ("Georgie Buck is dead/Last words he said/Didn't want no shortening in his bread"). Dans Oh Babe It Ain't No Lie, composé toute jeune, il y a toute la vie : la tristesse et l'humour (le morceau souhaite la mort d'une vieille dame qui dit des mensonges!), la joie et la mélancolie. Et même sur les morceaux instrumentaux, le jeu inspiré de Cotten impressionne et donne envie d'écouter cet album en boucle. C'est peut être ça le plus inexplicable en fait : on a envie de revenir vers Elizabeth plus que vers n'importe qui, sa musique est à la fois consolatrice, apaisante et enivrante. Et puis il y a cette voix, et quand elle fait "honey babe lord!" sur Going Down The Road Feeling Bad, c'est peut être la chose la plus belle qu'il est possible d'entendre.


Mais il faut aussi se pencher sur son excellent deuxième album, sorti en 1967, Shake Sugaree, composé de 16 morceaux à l'origine, mais réédité avec 26 morceaux récemment (pas vraiment le moyen le plus facile de débuter avec la musique d'Elizabeth donc). Composé de nouveaux morceaux, parfois écrits avec ses petits enfants, on y retrouve tout le talent de Cotten via des petits morceaux simples mais dont l'interprétation vous tire des larmes. Certains, dont le magnifique morceau éponyme - les paroles écrites par chacun de ses petits enfants ! - sont mêmes chantés par sa petite-fille de 12 ans, et c'est très beau, très mignon. D'autres morceaux mettent plus en lumière son jeu de guitare exceptionnel et riche, dans des versions instrumentales de thèmes religieux. Alternant entre la guitare et le banjo, entre les ambiances mélancoliques et joyeuses, Shake Sugaree est une passionnante plongée dans le répertoire d'Elizabeth Cotten. Le tout s'écoute avec plaisir, et bénéficie d'un son meilleur que son premier album de surcroît.

On peut aussi jeter une oreille à son dernier album "studio", When I'm Gone, sorti en 1974, mais qui a le petit défaut d'avoir deux morceaux chantés par une autre qu'Elizabeth (qui avait à l'époque, certes, 79 ans). Ceci dit, on retrouve de nouveaux morceaux à elle qui méritent amplement une écoute, comme Willie, récit du meurtre d'un homme par son ami par jalousie qui replace totalement la musique de Cotten dans cette dimension sociale de la musique folklorique, ou encore le déchirant When I'm Gone, sur lequel elle chante non sans fierté "Friends I know you're gonna miss me when I'm gone".

Mais le complément idéal de ces albums studio de Cotten, c'est évidemment Live!, album sorti en 1983 mais regroupant des performances entre 1976 et 1982, et produit par un amateur total, John Overton, un fan et ami qui voulait à tout prix conserver une trace des concerts si réputés qu'elle fît dans les années 70 et 80. Il a tout fait pour que l'album sorte, même si il n'avait aucun financement, et il a ensuite envoyé des albums aux membres des Grammy pour être bien sur qu'Elizabeth ait une distinction ! Et quel album mes amis ! Ses concerts étaient de savants mélanges entre sa musique et l'histoire de sa vie, jouant ses morceaux les plus connus mais en racontant parallèlement son enfance, pour le plus grand plaisir du public, n'hésitant pas à faire des blagues, à demander aux gens quels morceaux ils voulaient entendre. Et à écouter ainsi, c'est absolument génial. Cette femme de 85 ans sur scène, rigolant, jouant ses morceaux avec aisance, interpelant le public pour lui demander de chanter avec elle plus fort, jetant des anecdotes sur comment elle a acheté sa première guitare, lançant un goguenard "You all have heard that before?" au début de Freight Train : ce n'est plus du live, c'est de la leçon de vie. Elizabeth Cotten irradie de vitalité et de coolitude absolue. Les interprétations sont sublimes, le public chantant avec elle sonne comme une chorale, et l'entendre raconter comment elle a appris à jouer de la guitare est une expérience qui remplira n'importe qui de joie. C'est trop court, c'est évidemment trop court, sur scène, elle restait toujours plus longtemps que prévu, faisant des tas de rappels, et ce live de se conclure par Elizabeth, disant à la foule qui l'applaudit un rieur "I wish I could stay on!". Un grand album.



Une vidéo de Freight Train

Elizabeth Cotten a sorti relativement peu d'albums, mais a laissé une empreinte immense sur tout ceux qui l'ont rencontrée, tout ceux qui l'ont écoutée, et sur tout un pan de la musique folk américaine. Personne d'autre qu'elle n'a fait de la musique aussi belle, aussi poignante, aussi mélancolique. Pourtant, elle reste un peu méconnue. Voilà pourquoi j'ai fait cet article. Pour que tout le monde redécouvre cette artiste géniale, cette guitariste brillante, et cette femme magnifique. Parce qu'elle est un genre d'exemple ultime de personne qui a vieilli avec classe. Parce que même si l'on aime pas la folk américaine, on peut être touché par le charme immense de cette grand-mère géniale. Et avoir une larme, relisant les notes de pochettes de son dernier album, quand elle écrivait, parlant de son morceau "When I'm gone" :

"You're gonna miss the songs I play... you're gonna miss my playin', you're gonna miss my singing, you're gonna miss me walking, you're gonna miss my everyday talk, you're gonna say 'Well, I wish Elizabeth was here', and you're gonna look and I won't be there... That's the reason I call it my song. It's everything about me... So you can sing that song if you want to when the ashes to ashes, the dust to dust... It's gonna be a long time off... We're all gonna rise the Judgment Day. That'd be wonderful wouldn't it?".



Voici une petite sélection de morceaux d'Elizabeth Cotten pour que vous découvriez la musique de cette femme géniale :



Nb : Ceci est le premier article de mon cycle estival sur Les Oubliés comme j'aime à les appeler, un cycle qui se penchera sur quelques inconnus brillants de l'histoire musicale du XXème siècle, ou quelques mal-aimés. A la semaine prochaine pour une autre réhabilitation!

3 commentaires:

  1. J'ai écouté le Live! et c'est un régal, encore plus intéressant et intense que Freight Train. Merci pour cette découverte, Emilien !

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  2. Superbe article qui m'a bien donné envie de découvrir cette femme ! Merci Émilien !

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